La démesure

Pour la seconde année de suite, Peterson a lancé des modèles "uniques" pour leur pipe de l'année. L'an dernier, c'était la 4AB, rendue célèbre par Basil Rathbone, qui la fumait durant de nombreux épisodes des enquêtes de Sherlock Holmes. 500 exemplaires, je crois, furent faits.
Cette année, c'est la 14B, modèle fumé par Mark Twain. Peterson a décidé d'en fabriquer 925 exemplaires, dans les finitions naturelle, suprême, Rua, dark smooth, sablée et rustiquée. 
Techniquement, il n'y a pas de quoi s'exciter plus qu'à la normale devant une bouffarde. Mais ce qui s'est passé me laisse énormément songeur. 
Parce que j'ai assisté, l'an dernier et cette année, lors de leur lancement, à la manifestation d'une frénésie sans mesure de la part des bouffardeurs qui cherchaient à en acquérir une, ou plusieurs. En l'espace de 30 minutes, environ 200 14B furent vendues sur le site de SPC ! La veille, SPE en mis 84 disponibles et elles disparurent rapidement. 

J'avais l'impression de regarder une bande de requins se battre pour une carcasse. À la vitesse à laquelle ces pipes s'envolaient, la personne qui voulait acheter devait faire très, très vite. Elle achetait sans vraiment avoir le temps de regarder la pipe qu'elle se choisit. 
Je me suis retrouvé franchement dégoûté devant comportements pareils. Sans compter que j'ai lu sur certains forums, que des ventes en double (tout comme l'an dernier) s'étaient produites. Ceci veut dire que quelqu'un acheta une pipe mais appris, le lendemain matin, qu'elle avait été vendue à une autre personne. Ce qui fit l'objet de râles en ligne, et je peux comprendre cette frustration.

Outre cet épisode que je considère un peu triste, j'ai pris connaissance de certaines rumeurs qui courent à l'effet que les tabacs très en recherche (par exemple, Rattray's, Robert McConnell, Astley's, Solani, Samuel Gawith et Gawith & Hoggarth)sont rendus disponibles qu'une ou deux fois l'an, de notre côté de la mare, de manière tout à fait intentionnelle. Plutôt que de commander régulièrement, le distributeur américain attend sciemment entre chaque période avant de passer commande. Ceci, dans le but de justement créer une frénésie lorsque ces tabacs deviennent disponibles. Ceci contribue aux prix exagérés demandés durant les ventes privées. Certains individus achètent en masse et revendent ensuite dans le but évident de spéculer. Si cette rumeur est fondée, si ces tabacs pourraient être régulièrement disponibles mais que leur rareté est créé à dessein (puisque les Samuel Gawith et Gawith & Hoggarth sont dispos sans problèmes en Europe), on se retrouve devant une pratique commerciale pour le moins douteuse. Car elle fait obstacle à la possibilité pour des gens comme vous et moi de nous procurer, à prix raisonnable, des tabacs que nous apprécions. 
Ceci, également, me dégoûte. En l'espace d'une douzaine d'années, j'ai vu notre monde changer, et pas pour le mieux. J'ai vu les bouffardeurs passer de gens généralement zen, à une bande d'obsédés qui consacrent tout leurs temps libres à acheter, acheter, acheter et acheter encore, sans répit, pipes et tabacs. 

Avoir une rotation décente de pipes, c'est une bonne chose. Avoir un stock de tabac décent, c'est aussi une très bonne chose, considérant l'époque incertaine dans laquelle les bouffardeurs vivent. Mais de prendre connaissance de gens qui accumulent des centaines de bouffardes et des centaines de kilos de tabacs, de se retrouver témoin d'une telle démesure au sein d'une communauté soit - disant calme, mesurée et rationnelle, je trouve cela simplement pathétique. 
Et çà m'a laissé un goût très amer. On ne trouve pas le bonheur dans des tabacs à pipe ou des pipes, quand même.