Pipe sculptée - Figuration d'une scène historique : le Duc d'Aumale and Abd el-Kader - 1850

Casserait volontiers ma trirelire ! ! !

Un vrai MUST pour un collectionneur de pipes sculptées . . .

De la même veine que le chien du sergent ou que mon renard au raisin qui sont néanmoins beaucoup plus raisonnables, c'est une pièce majeure avec une profusions de détails à l'exactitude saisissante à l'instar des boutonnières du Duc, du petit détail de l'arrière de la veste d'Abd El Kader . . . L'attention du spectateur est portée sur ces deux personnages notamment par la profusion de détail qui ne se retrouve pas sur la femme, Lalla Fatma N'Soumer, égérie et combattante algérienne, soignant le Duc, blessé, dans une attitude de soumission tandis que celui-ci reçoit son ennemi auquel ses armes ont été laissées après sa reddition . . .

Splendide scène à la gloire de la France . . .

Historiquement fausse en tout point ! ! !

La Smala d'Abd El Kader était une ville itinérante de près de 30.000 âmes lorsque les soldats y étaient présents, 20.000 lors de l'attaque rendue possible, précisément, en raison de l'absence de la troupe. Essentiellement composée des familles et serviteurs de l'armée d'Abd El Kader elle était défendue que par 500 fantassins et 2.000 cavaliers. L'attaque rapide permis d'atteindre le douar d'Abd El Kader provoquent la reddition de la Smala après la mort de 300 algériens dont seulement 9 hommes (la troupe algérienne n'eut à subir que ces 9 pertes plus 12 blessés). Par contre, cette "bataille" permis de faire main basse sur un trésor considérable et de faire 4.000 prisonniers . . .

Bien que sous la responsabilité du Duc d'Aumale, prince de France, cette prise de la smala ne le vit pas sur le champ de bataille. S'il dirigea en effet la prise de la ville c'était depuis un poste de commandement, laissant le lieutenant colonel Morris et le colonel Yousouf mener les troupes.

Abd El Kader fuit, avec ses hommes au Maroc d'où il reprit le combat.
Point de Duc d’Aumale blessé, point de rencontre avec son noble adversaire défait, juste une ville de femme et d’enfant soumise à une attaque éclair visant à séquestrer les familles de l’ennemi et à s’emparer de ses richesses ! ! !
Cette pipe s’inscrit parfaitement dans le mythe de la glorieuse épopée coloniale de la France au milieu du XIXième. La conquête de l'Algérie est une campagne difficile, coûteuse, qui contribue à envenimer les relations franco-britanniques mais les officiers français rêvent de lauriers et de carrières rapides que la situation stable en Europe ne laisse guère espérer, et les succès de l'armée d'Afrique flattent une opinion publique patriotique, humiliée par les défaites de 1815 et peu satisfaite de la politique de paix européenne menée par le roi.
Pour le musée de Versailles, Louis-Philippe passe commande à Horace Vernet de nombreuses toiles destinées à illustrer les principales victoires de la campagne algérienne. Les toiles de Vernet témoignent de la volonté de mise en scène picturale de hauts faits militaires, plus ou moins « améliorés », de la conquête coloniale. Il s'agit de rehausser le prestige dynastique et de dépasser les controverses politiques sur la colonisation par une célébration unanime et nationaliste de l'armée victorieuse. Disposés à la fin du parcours de la galerie des Batailles au musée de Versailles, les tableaux aux dimensions grandioses terminent l'évocation des gloires militaires de la nation par la représentation des victoires algériennes, permettant ainsi à la monarchie de Juillet de se mesurer au souvenir de l'épopée napoléonienne.


Ces peintures suivent les règles habituelles de la représentation des batailles : tableaux pleins de bruit et de fureur, juxtaposition dense de figures, de scènes, parfois noyées dans la fumée, enchevêtrements d'armes, de combattants et de chevaux. A terre, des victimes viennent rappeler la dureté des engagements. Il ne s'agit pas de faire là des allégories de victoire, mais de présenter des combats dans un déroulement idéal mais prétendument réaliste faisant se mesurer glorieux soldats français à d’intrépides adversaires sanguinaires. En vantant l'exploit et le héros, on exalte le goût de l'épopée. Cette fiction se doit de figurer l'action glorieuse saisie sur le vif sans toutefois s’interdire des procédés de mise en scène, récurrents d'un tableau à l'autre.

Au milieu des nombreux soldats français anonymes (et auxquels chaque spectateur doit pouvoir s'identifier), le peintre s'applique à représenter les principaux officiers. Vernet veille également à faire figurer les princes royaux venus récolter quelques lauriers dans les batailles algériennes tel Henri Eugène Philippe Louis d’Orléans, Prince de sang, filleul du Prince de Condé et Duc d'Aumale à la Prise de la smalah d'Abd el-Kader.

On remarque à l'arrière-plan de certains tableaux quelques dromadaires et des Africains qui portent secours aux blessés français. Il s'agit de « spahis », cavaliers recrutés parmi les indigènes. Présentés dans des rôles non combattant c’est pourtant eux qui sont la « viande à canon » de ces combats.

Les combattants algériens sont figurés valeureux et acharnés : la reconnaissance de leur mérite militaire est un moyen de glorifier l'armée française. Pas question de représenter les spahis massacrant femmes et enfants dans leurs lits tandis que les soldats français s’adonnent au pillage . . .


La rencontre d’Abd El Kader et du Duc d’Aumale eut bien lieu en 1847 mais les circonstance n’étaient pas militaires :
Abd el-Kader tenta de relancer la révolte en 1847, mais échouant à rallier les tribus kabyles pour faire cause commune, il dut se réfugier à nouveau au Maroc. Le 21 décembre 1847, les troupes de l'émir Abd el-Kader quittèrent le Maroc, en passant la rivière Kiss, sous la direction de l'émir seul à cheval, et entrèrent sur le territoire de l'ex-régence. Le général Lamoricière, envoya sur son passage deux détachements de vingt spahis, en burnous blancs, commandés par les lieutenants Bou-Krauïa et Brahim et se porta sur la frontière ; il y reçut avec Bou-Krauïa des hommes envoyés d'Abd el-Kader, chargés de porter sa demande d’aman («assurance/protection/sauf conduit») pour lui et ceux qui l'accompagnaient (une feuille de papier avec son cachet, car le vent, la pluie et la nuit l'avaient empêché d'y rien écrire). Le général remit aux envoyés son sabre et le cachet du commandant Bazaine, en leur donnant verbalement la promesse de l'aman le plus solennel (il ne pouvait pas écrire non plus). Abd el-Kader renvoya ses deux officiers et le lieutenant Bou-Krauïa avec une lettre dans laquelle il négociait la condition d'être conduit à Alexandrie ou à Saint Jean d’Acre. Le général Lamoricière y consentit par écrit au nom du Roi.
Le rendez-vous fut fixé le 23 décembre 1847 sous un arbre qui existe toujours (les Français y ont mis une plaque). L’émir fit la prière d’e-Asr à Sidi Brahim, à 5 km de l’endroit où a été signé l’armistice (Sidi Tahar), puis passa la nuit à Ghazaouet. Le 24 décembre, Abd el-Kader fut reçu par les généraux Lamoricière et Caivagnac et par le colonel Montauban, au marabout de Sidi-Brahim, théâtre de ses victoires. On l'amena ensuite à Nemours – Dgemma-Ghazouat – devant le duc d'Aumale. Le prince ratifia la parole donnée par le général Lamoricière, en exprimant l'espoir que le roi lui donnerait sa sanction. Le gouverneur général annonça à l'émir qu'il le ferait embarquer le lendemain pour Oran, avec sa famille ; l'émir s'y soumit sans émotion et sans répugnance. Avant de quitter le prince, Abd el-Kader lui envoya un cheval de soumission, pour consacrer sa vassalité selon le rite arabe et sa reddition.
Ce sont les seules rencontre qu’il y eut en Algérie entre Abd El Kader et le Duc d’Aumale.
L'émir insista pour quitter Oran le plus tôt possible. On lui offrit de partir immédiatement sur la frégate à vapeur l’Asmodée, ce qu'il accepta. Le navire quitta Oran en emportant l'émir et sa suite, composée de 61 hommes, de 21 femmes et de 15 enfants des deux sexes, en tout 97 personnes dont sa famille (sa mère, âgée, deux de ses beaux-frères, ses trois femmes et ses deux fils, dont le plus jeune avait huit ans). La traversée fut mauvaise et les captifs furent très fatigués. Au lieu d’être conduit à Alexandrie ou à Saint Jean d’Acre comme spécifié dans l’aman, Abd El Kader et sa suite furent amenés en rade de Toulon le 29 décembre 1847, Abd el-Kader fut incarcéré au Lazaret de Saint Mandier, puis transféré une dizaine de jours plus tard au fort Lamalgue à Toulon.
Fin avril, il fut conduit au château de Pau fraîchement rénové pour lui et sa suite. Il y séjourna, sans sortir de ses appartements, refusant la promenade et ne quittant sa smala que le soir pour aller dormir dans le donjon Fébus. « Je suis en deuil et un Arabe en deuil ne quitte pas sa tente ; je suis en deuil de ma Liberté, je ne quitterai donc pas ma chambre ». L'image romanesque du grand chef vaincu, du patriote inflexible, attirait les curieux en quête d'un frisson romanesque. Abd el-Kader ne refusait pas les visites, bien au contraire. Au cours de ces entretiens, il ne cesse de rappeler à la France son manque de parole et d'en souligner la gravité. Très vite, l'image du chef de guerre exotique cède le pas à celle d'un hôte aimé, révéré par tout ce que la France compte d’intellectuels de quelque bord que ce soit. Au moment de partir pour Amboise en novembre 1848, l'émir déclare : « En quittant Pau, je laisse un morceau de mon cœur ».
La parole de la France n'est pas tenue par les régimes et les gouvernements successifs. L'émir est retenu en captivité pendant cinq années. Dès son accession à la présidence de la République, Louis Napoléon Bonaparte songe à le libérer. En janvier 1849 il organise une réunion au Palais de Saint Cloud, le maréchal Bugeaud est présent, mais les évènements lui font remettre à plus tard ce qu'il considère comme une affaire d'honneur.
Abd El Kader ne sera libéré qu’en décembre 1852 après s’être engagé à ne plus perturber les opérations françaises en Algérie.
Quant-à Lalla Fadhma N'Soumer, c’est une personnalité de la résistance des kabyles (igawaawens – dénomination historique des kabyles du Djurdjura)
Née en 1830 en haute Kabylie Fadhma Nat Si Hmed est la fille du cheikh Ali ben Aissi, son père est le chef d'une école coranique ou zaouia. « Lalla » est un titre honorifique ou une marque de respect féminin. « N'Soumer » vient du kabyle « de Soumer », nom du village dans lequel son père tenait une zaouia. Ces deux dénominations ont été accolées à son prénom pour l’honorer suite à sa participation à la résistance algérienne.
En 1847, à 17 ans, elle accepte de se joindre aux résistants de la région, les chérifs Si Mohamed EI-Hachemi et Bou-Baghla. À la mort de ce dernier, en 1854, les troupes du maréchal Randon, estimées à 13 000 hommes dirigés par les généraux Mac Mahon et Maissiat, constituées aussi de goums accompagnant les chefs ralliés, sont confrontées à une forte résistance. Randon demande des renforts et attaque par surprise les Aït Iraten avec 35 000 hommes. Les combats sont féroces. Fatma appelle ses troupes à lutter pour la liberté et à faire un ultime effort pour battre l'ennemi. Après la défaite, Les chefs : Si Hadj Amar, Si Seddik Ben Arab, Si El-Djoudi et Sidi Tahar, sont contraints de se rendre. Fatma est accueillie chez Si Tahar Ben Mahieddiene dans la région de Tablat, puis trouve refuge dans la zaouïa de Sidi Ali Boumâali, à Tourtatine, près de Tablat. Elle est arrêtée le 27 juillet 1857 près de Tirourda, et incarcérée.
Placée ensuite en résidence surveillée à Béni Slimane, elle y meurt en 1863, à l'âge de trente-trois ans, elle n’a jamais quitté l’Algérie.

Un petit retour sur la « carrière militaire » du Duc d’Aumale mets en exergue qu’être Prince de sang peut s’avérer bénéfique : Né en 1822, Cinquième et avant-dernier fils de Louis Philippe, entré à l’armée à l’âge de 16 ans il n’est que sous-lieutenant en 1839 à 27 ans … Il part pour l’ Algérie en 1940 et participe au combat de l’Affroun, mais doit rentrer en France l'année suivante pour raison de santé, avec le grade de lieutenant colonel. Il retourne en Algérie en 1842 avec le grade de maréchal de camp en septembre 1842. Il se « distingue » lors de la prise de la smala d’Abd El Kader le 16 mai 1843 (on comprend mieux l’intérêt du roi, son père, de présenter la prise sans coup férir (21 victimes militaires chez l’ennemi, aucune perte française) et le pillage d’une cité itinérante mal défendue avec la mort de 300 femmes et enfants pour un haut fait de guerre) et est promu lieutenant général le 3 juillet 1843 et nommé commandant de la province de Constantine. Il dirige l'expédition de Biska en 1844 puis prend part à la pacification dans les Aurès à la tête des légionnaires du colonel de Mac Mahon, et enlève la position de M’Chounech. II est nommé gouverneur des possessions françaises en Afrique en 1847, reçoit la reddition d’Abd El Kader mais est exilé en 1848. Réintégré dans l’armée en 1872 avec le grade de général de division, il est nommé au commandement du 7e corps d'armée en septembre 1873. Le 6 octobre 1873 il préside, en qualité de doyen des généraux de division, le conseil de guerre qui juge le maréchal Bazaine - commandant en chef des armées - qui tente d'expliquer sa capitulation du 27 octobre 1870 par ces mots : « Je n'avais plus de gouvernement (légal); je n'étais dirigé par personne, je n'étais plus dirigé que par ma conscience... », à quoi le prince répliqua le fameux : « La France existait toujours ».

Impossible donc que Lalla Fadhma N'Soumer, cette intrépide guerrière, inconnue ayant rallié la cause algérienne à la période même où Abd El Kader était exilé, arrêtée dix ans plus tard ait humblement soigné le Duc d’Aumale pendant qu’Abd El Kader s’entretenait respectueusement avec lui.
Ceci nous éclaire sur la symbolique et la datation de cette pipe : Abd El Kader, lettré et homme du monde est devenu, au fil de sa captivité un hôte révéré de la France à tel point que sa condition a ému les édiles de tout bord de la France et que son aura est restée importante dans ce pays. Lalla Fadhma N'Soumer a été arrêtée et son image d’intrépide guerrière ne renonçant pas à sa cause même après la reddition de ses chefs s’est répandue. Le Duc d’Aumale, lettré également, Prince de sang et grand esprit est resté exilé en Angleterre de sa démission après la révolution de 1848 jusqu’à son retour en 1871 après la lourde défaite de 1870. Redorer son aura afin de placer toute la responsabilité de la défaite face aux prussiens sur les maigres épaules de Bazaine était un préalable indispensable et l’image pseudo glorieuse de son passé militaire en Algérie associée à l’impression très positive laissée par Abd El Kader, à l’image d’égérie pugnace qui colle à Lalla Fadhma N'Soumer était le moyen de le présenter comme la grande valeur morale apte à rendre sa grandeur à la France et à laver son honneur souillé par l’âpre défaite et les conditions impitoyables imposées par les prussiens dans le traité de paix. Cette pipe a donc très certainement été fabriquée entre 1871 et 1873. Nul doute que sa présence au fumoir d’un des palais de la République aux lèvres d’un personnage de premier rang ait pu être d’une quelconque influence . . .

Vous aurez noté que le maréchal Bazaine - commandant en chef des armées - qui passa devant le conseil de guerre présidé par le Duc d'Aumale en 1873 n'était autre que le commandant dont le sceau fut transmis à Abd El Kader lors de sa reddition en 1847 . . .